Comment savoir quelle pratique de pêche encourager à l'avenir, aussi bien du point de vue environnemental que du point de vue socio-économique ? L'association Bloom a tenter d'y répondre à travers deux rapports présentés ce 24 janvier à l'Académie du climat de Paris. « Nous ne sommes pas une association abolitionniste ou anti-pêche, a soutenu sa présidente, Claire Nouvian, entourée de cinq pêcheurs (1) engagés. Nous militons simplement pour une pêche avec le minimum d'impacts sur l'environnement et le maximum de bénéfices économiques et sociaux. »
Un travail sans précédent
Le premier rapport (2) , vanté comme « une première mondiale », dresse le portrait de la flotte française de la façade Atlantique Nord-Est, de Dunkerque (Nord) à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques). Pour Bloom, l'objectif était de mesurer les performances de tous les types de pêche concernés sur le modèle des travaux du Shift Project, le laboratoire d'idées fondé par l'ingénieur Jean-Marc Jancovici. Pour cela, l'ONG s'est associée avec la coopérative de recherche L'Atelier des jours à venir, et trois établissements : l'Institut Agro, l'école AgroParisTech et l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Ensemble, ils ont consolidé des études scientifiques, des rapports gouvernementaux et des informations de plusieurs bases de données publiques. Et ce, au regard de douze flottilles, ou pratiques de pêche : des plus petits bateaux côtiers (moins de douze mètres de long) aux plus gros chalutiers industriels de haute mer (plus de 40 mètres de long), dévoués aux techniques dites « arts dormants » (la pêche au filet, aux casiers ou à la ligne) ou au chalut, à la senne ou à la drague. Leur travail (3) a permis d'évaluer, d'une part, la performance environnementale de chaque flottille selon cinq critères et, d'autre part, leur valeur socio-économique selon cinq indicateurs.
Pêche industrielle, mauvaise élève en (presque) tous points
Qu'en pensent les pêcheurs ?
Les chercheurs à l'origine de ce diagnostic ont également rapporté les premières conclusions d'une enquête sociologique sur la perception d'une telle transition par les pêcheurs. « La réalité du modèle industriel demeure : une grande majorité d'entre eux ne sont pas pour mener cette transition, tant la vision dominante reste celle de l'entrepreneur toujours à la recherche d'un plus gros bateau pour une plus grosse récolte », a évoqué Harold Levrel. Cela étant, il y a au moins autant de pêcheurs différents que de flottilles. Les paroles tenues par les cinq pêcheurs invités par l'association en sont la preuve. Leurs témoignages édifiants décrivent la perdition d'un secteur en crise permanente, victime de pratiques industrielles destructrices pour les plus petites exploitations, pourtant plus nombreuses.
« En 2012, 120 navires pêchaient la sole entre Dunkerque et Boulogne-sur-Mer ; aujourd'hui, ils sont moins de 30, a indiqué Stéphane Pinto, un ancien pêcheur dunkerquois. Il est trop tard pour sauver les Hauts-de-France, mais si nous voulons continuer à prélever le milieu ailleurs, il va falloir réapprendre à le respecter d'abord. » D'autres voient en l'avenir une opportunité, comme Ken Kawahara, de l'association des Ligneurs de la pointe de Bretagne : « L'âge moyen des pêcheurs français est de 45 ans, sachant que la retraite se prend à 55 ans. Ce nécessaire renouvellement des générations est une occasion favorable à la transition, pour installer de nouveaux petits pêcheurs sur de meilleures bases. »
Ensuite, sur le plan socio-économique, le constat est celui d'un « effet taille ». « Les flottilles côtières montrent des performances économiques bien supérieures à celles des flottilles industrielles, pour le même volume de poissons pêchés, a résumé Harold Levrel, économiste de la biodiversité à AgroParisTech. Il existe un facteur dix entre les unes et les autres, s'agissant de leur valeur ajoutée et de l'emploi généré. » Cette conclusion soulève deux réalités. Premièrement, explique Bloom dans son rapport, l'interdiction éventuelle de la pêche industrielle ne serait pas destructrice d'emplois, mais plutôt créatrice, en compensant cette perte par une réorientation de la flotte vers la pêche côtière. Deuxièmement, la rentabilité économique des plus gros bateaux, souvent des chalutiers ou des dragueurs, dépend des subventions publiques, dont ces flottilles sont les premières à bénéficier (environ 55 %). Prenant surtout la forme d'une exonération à la taxe sur le gazole (plus exactement la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, TICPE), dont ils sont très consommateurs, ces subventions créent une « rentabilité artificielle » : « Pour les chalutiers, les subventions excèdent souvent leur rentabilité. Ils ne seraient donc pas rentables sans, au contraire des flottilles côtières. »
Le montant et le devenir des aides publiques pour la pêche se retrouvent au cœur d'un second rapport (4) , élaboré par Bloom avec l'aide d'un autre groupe de réflexion, l'Institut Rousseau. « En 2010, la Cour des comptes s'était déjà essayée à l'exercice et avait montré la difficulté de réaliser ce chiffrage, a rappelé Valérie Le Brenne, chargée de recherche à l'ONG. Près de quinze ans après, nos conclusions restent les mêmes. » En épluchant plusieurs projets de loi, de règlement, ainsi que la comptabilité du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP), le rapport aboutit à l'estimation suivante : le secteur de la pêche en France a bénéficié de 327 millions d'euros d'aides françaises ou européennes en 2021. Ce montant (dont 63 % concernent l'exonération à la TICPE) représentait alors 30 % de son chiffre d'affaires, s'élevant à 1,1 milliard d'euros. « Sachant que son bénéfice net était de 29 millions d'euros, le secteur n'aurait absolument pas tenu sans ces subventions », en a déduit l'économiste Théophile Protat. D'autant que le peu d'aides fléchées vers des critères de « durabilité environnementale », en majorité centrées sur la décarbonation, « restent souvent très floues et impossibles à contrôler ». Enfin, comme pour les Sages de la rue Cambon à l'époque, Bloom et l'Institut Rousseau ne sont pas parvenus à chiffrer le montant des aides provenant des collectivités – une situation qualifiée de « trou noir » en 2010.
Vers une « pêchécologie »
Pour Claire Nouvian, le diagnostic est donc établi : « L'argent de nos impôts participe à détruire les animaux marins et des emplois, en soutenant une pêche industrielle dont les performances économiques ne sont pourtant pas au rendez-vous ! » Le bilan ainsi dressé, l'association veut désormais « générer du débat et construire une concertation » au sein de la profession et des pouvoirs publics, afin de formuler d'ici à la fin de cette Année de la mer (et toujours en compagnie du Shift Project) une « feuille de route » pour aboutir vers une « pêchécologie », une transition écologique de la pêche en France.